Nous avions découvert son travail dans les premiers livres du collectif d’artistes l’Empreinte ( Le Fleuve, 1997, la Route, 2000, le Bestiaire, 2003). Sa signature, indéchiffrable, aux sinuosités d’arabesques, suscitait, chaque fois, notre perplexité. Et pendant des années, mettre un visage sous cette signature fut impossible.
Finalement nous l’avons rencontrée, Monique Rey, cette artiste rare. Triplement rare, pouvons-nous dire maintenant : elle ne montre pas son œuvre, elle n’aime visiblement pas les mondanités, elle refuse de multiplier ses estampes. Une telle discrétion force l’admiration ou l’incompréhension. En tout cas, pour nous, la curiosité.
Des artistes qui n’aiment pas exposer leur travail, parce qu’il est leur âme même, il en existe d’autres. Lorsque Monique Rey le fait, presque à contre-cœur, c’est dans un cadre collectif : par exemple en 1997 au Musée de l’imprimerie, dans une exposition des graveurs de l’Empreinte et de graveurs québecois.
Des artistes qu’une crainte inexplicable ou un ennui insurmontable tiennent éloignés du monde, il en existe aussi.
Mais des graveurs, ces gens un peu spéciaux qui d’ordinaire s’escriment longuement avec les plaques, les outils, les acides, usent leur temps à mesurer les réactions du papier et des encres grasses, il n’en existe pas beaucoup qui renoncent au multiple. Là est l’originalité première de Monique Rey : utiliser la gravure, un procédé conçu pour reproduire et même multiplier en grand nombre, pour produire des œuvres uniques ! ô paradoxe ! Elle imprime le plus souvent un exemplaire, parfois deux. Un tirage à sept est une montagne. Un tirage à quarante un enfer.
La somptuosité des feuilles terminées, la profondeur des teintes, la variété des griffures et et des textures laissent imaginer la lente et patiente élaboration de chacune. Et donc l'impossibilité de reproduire à l'identique le résultat obtenu. Peut-être. Il semble plutôt que le projet même de l’artiste conduise à cette impossibilité, d’autant qu’elle sert son penchant intime pour un prudent anomymat, une quasi invisibilité. Bref, ce n’est pas la technique qui empêche le multiple mais la recherche de l’artiste qui épuise la technique pour atteindre son but.
Mais de quoi s'agit-il en réalité ?
L'artiste travaille d'abord des formats carrés et minuscules - étrangement décalés aujourd'hui, en ces temps de démesure - de 9 x 9 cm, parfois 13 x 13. Cette taille invite à une prise en mains et une observation solitaires. Il faut les approcher des yeux pour mieux voir, pour mieux en apprécier la richesse. On l’aura compris, il ne s’agit pas de faire choc, d’en mettre plein la vue, de s’imposer dans le bombardement d’images trop bavardes, que nous vivons ; ces estampes silencieuses, pas plus grandes que des feuilles d’automne, attendent qu’on s’arrête, qu’on les ramasse pour en admirer les nervures, les couleurs, les formes.
Ce qui frappe, c'est le déploiement des teintes sourdes, le flamboiement de l'or dans le brun chaud crépusculaire ou le surgissement d’un rouge sombre dans un gris chatoyant. Pas de motif. Pas de représentation. Mais des massifs d'ombre et une profondeur que pourraient donner des dégradés d'aquarelle. On devine des lignes, des formes, tantôt informes, tantôt géométriques, des trouées de lumière, des échappées. Parfois, sur telle ou telle partie de ces lucarnes ouvertes sur un univers nocturne, une trame régulière, comme d'un tissu, velours ou brocart, se dessine légèrement. Il y a quelque chose de l’enluminure ou du vitrail dans ces estampes. Et parfois des caractères inconnus, à peine lisibles, comme venus d’un autre temps, vous font signe, demandent à être déchiffrés.
Les passages successifs sous la presse autorisent les superpositions des encres rendues plus fluides par la laque transparente ; parfois l’adjonction de déchirures de fins papiers japon contre-collés donnent à chaque planche une profondeur mystérieuse. Pour l’artiste, les lentes étapes de l’élaboration ne visent peut-être qu’à retenir le temps qui passe. Le spectateur, lui, s’abîme dans une contemplation qui est un dépaysement. Mais rien ici qui pousse à la nostalgie, au regret, à la tristesse. Car tout, au contraire, inspire une sérénité rassurante, faite d’équilibre et de douceur, qui invite au chuchotement comme une crypte de basilique médiévale.
Qu’il s’agisse de paysages remémorés, rêvés, fantasmés, d’ombres d’êtres chers, de traces d’émotions fugitives, on en vient à douter que ce soit des gravures, tant on est loin de la gravure en couleurs. Au point qu’on pourrait penser que Monique Rey est d’abord peintre, et qu’elle utilise la gravure comme d’autres travaillent la toile.
On se dit en présence de ces trop rares estampes qu’on aimerait les voir plus grandes. Par quel sortilège faut-il que nous pensions à l’instant, sur le coup, aux immenses "machines" grises d’Anselm Kiefer, si profondes et si différentes, qui remuent le coeur comme les si discrètes épreuves de cette artiste secrète ?
Quoi qu’il en soit, à ces œuvres trop rarement montrées, il faut souhaiter une exposition publique...