Il faut souligner pour commencer le courage, l’audace - certains diront même l’inconscience - de Paul Ripoche qui a ouvert depuis quelques mois une galerie sur les pentes de la Croix-Rousse consacrée à l’estampe et aux oeuvres sur papier. On lui doit déjà des expositions d’artistes inventifs, souvent jeunes et prometteurs, susceptibles de troubler le regard et d’attirer l’attention les amateurs. Ainsi Claire Borde et Laurent Karagueuzian, réunis dans une exposition commune jusqu’au 9 février, qu’on a déjà vus, peut-être trop discrètement, ici ou là.
Du travail de Claire Borde nous avons déjà dit l’excès d’émotion et de plaisir qu’il nous procurait. Elle montre ici des travaux récents. Ses titres, comme toujours, portent à l’imagination. On ne retiendra que cette grande peinture sur papier qui s’intitule « L’Albarine ». Il s’agit d’une rivière de l’Ain. Au fait, elle peint l’eau, cela tombe bien. « Ce nom, cela pourrait être, dit-elle, une couleur ». Et c’est la poétesse, l’amoureuse des mots, qui parle, comme parlent dans ses estampes et ses papiers, l’amoureuse des ondes, des vapeurs, des nuages. Voilà de quoi plaire à l’amateur local… Ce motif, si souvent représenté au XIXème par l’école lyonnaise, disparaît ici au profit de la trace subtile de coulées presque transparentes de peinture, d’un si léger jus coloré judicieusement placé dans l’espace blanc de la toile. Tout est là. Nuance, poésie, légèreté, tremblement du temps, du réel, du souvenir. La vie même, fragile et tangible. Celle qu’on voit aussi, fugitive, dans les séries intitulées « L’envers et l’au-delà », ou « Nocturnes », où le dessin, un effleurement de pastel, s’effectue sur une manière noire dans des couleurs quasi monochromes et intenses.
De Laurent Karagueuzian, on peut voir des encres de Chine, des peintures rehaussées au typex, et des « papiers écorchés ». Les encres sont clairement évocatrices d’une réalité assez commune, d’une expérience qui semble d’ailleurs au coeur même de l’ensemble de la création de l’artiste : la profonde et mouvante apparition de la lumière à travers les frondaisons épaisses des arbres. Des éclaboussures de lumière sur le noir de l’ombre.
De ce point de départ donc, on peut dire qu’il obéit à un double mouvement contraire : une plongée sous une voûte végétale, immersion et enfouissement dans le silence noir des ombres, et un redressement, un soulèvement, une aspiration vers les hauteurs lumineuses du ciel. Fronde spirituelle contre l’attraction terrestre et mortelle ?
Les papiers écorchés dégagent une fascination certaine. De loin, ce sont des oeuvres sans centre ni composition. Affleure le souvenir de l’expressionnisme abstrait américain, mais un expressionnisme épuré, dépouillé de ses excès de peintures, de couleurs, de lignes, où le plein s’est fait (presque) vide, tout en réserves. Séduction simple de l’oeil. De près, la planéité du papier révèle des creux visibles et des reliefs, comme en laissent les tailles au canif de la gravure sur bois. Ici, c’est le papier préalablement peint qui est arraché de son support, écorché par petits morceaux, laissant apparaître le blanc d’une couche inférieure.
C’est une peinture métaphorique, évocatrice des rouilles qui attaquent les métaux, des peintures qui s’écaillent et partent en lambeaux, des plâtres qui s’effritent, des écorces de platanes et de leurs ulcérations épidermiques. Mais transfigurées, embellies par la couleur, les bleus, les verts, les rouges, qui tranchent sur le blanc du papier.
Dans ce minutieux et aléatoire processus de retrait, d’enlèvement, de déchirure, on retrouve l’écho de gestes anodins, absurdes et néanmoins créateurs, qui balisent poétiquement enfance et même âge adulte : creuser le placage des bureaux de l’école, décoller dans un désir maniaque les étiquettes récalcitrantes avec l’ongle, faire sauter l’écorce des arbres, arracher - ah ! quel plaisir quand cela vient bien ! - une tapisserie ancienne dont on ne veut plus. Derrière tout cela, n’est-il pas question de faire surgir des signes, de faire naître ou renaître quelque chose, un dessin, une marque, ou de redonner vie à un temps disparu, oublié ? Plaisir du grattage, bonheur du palimpseste. A moins que cela ne relève de cette catégorie de jeux que R. Caillois nommait « alea » où le plaisir du joueur est « d’essayer d’équilibrer le risque et le profit… Il ne fait qu’attendre, dans l’espoir et le tremblement, l’arrêt du sort ». Que se cache-t-il alors derrière tout cela ?
A coup sûr, Laurent Karagueuzian est un peintre de la lumière et de la couleur. Qui, de plus, fait naître ce bonheur des remémorations. Un artiste qui s’éloigne peu à peu de la représentation mais ne renonce pas à l’émotion, à la sensibilité, à la poésie.
P. B.
Claire Borde et Laurent Karagueuzian, « Caresse des frondaisons ».
Galerie Paul Ripoche, du 11 janvier au 9 février.
6 rue Burdeau, Lyon, 69001
du mercredi au samedi, 14 -19 heures.
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