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Les graveures de l’Alma à la Maison des arts contemporains (Pérouges)

Non, l’estampe n’est pas un truc vieillot, tour d’ivoire de praticiens vieillissants et hypocondriaques. Il faut répéter au contraire qu’elle n’a pas dit son dernier mot, qu’il existe toujours des artistes contemporain(e)s pour s’intéresser au multiple, de jeunes artistes aussi, des artistes dont la lutte avec la plaque de cuivre et les caprices du papier stimulent le plaisir et l’inventivité.

A l’heure où le dessin sur papier fait un retour remarqué, l’amateur d’art que ne rebute pas l’idée d’estampe trouvera à la Maison des arts contemporains de Pérouges, qui fait partie du réseau d’art contemporain ADELE, une belle occasion de voir ce que produisent des graveurs actuels. Cette institution accueille en effet les artistes de l’Atelier Alma dans une exposition intitulée Avec elle(s). Belle preuve de vigueur le fait que cet atelier collectif né à Lyon dans les années 70, continue aujourd’hui, avec des membres régulièrement renouvelés, de présenter le résultat de son activité.

 

La relative exiguïté des lieux limite le nombre d’oeuvres montrées, quatre pour l’une, un peu plus pour les autres, un peu plus d’une demi-douzaine en moyenne ; et c’est heureux tant le trop est l’ennemi du bien, tant les expositions d’art contemporain conduisent souvent à l’indigestion. Chaque artiste a soigneusement sélectionné parmi ses travaux récents. Et si cette sélection ne permet pas de mesurer la diversité des pratiques de chaque artiste, au moins peut-on supposer qu’elle est représentative de chaque personnalité.

« Avec elle(s) », donc, qu’est-ce qui se joue ?   On constate la variété des procédés et moyens de production : eau-forte bien sûr, aquatinte aussi, pointe sèche, burin même, mais aussi impression numérique sur plexiglass, impression jet d’encre, ou variété des papiers, des plus traditionnels aux plus exceptionnels, ceux de Mireï l.r. fins comme des dentelles  L’estampe contemporaine étend ainsi le champ de l’expérimentation grâce à de nouvelles techniques.  On trouve aussi morsure directe sur zinc, eau-forte et graphite, techniques mixtes, eau-forte et rehauts d’aquarelle… Ce qui signifie donc que la plaque de cuivre ou de zinc ne conduit pas nécessairement au multiple ; que nombre d’oeuvres présentées sont ainsi des épreuves uniques, ce qui devrait rassurer les amateurs - on en trouve toujours que l’idée de multiple rend méfiant-  sur la valeur de ce qu’ils achètent.

 

mireï l.r., "texto", estampe avec dispositif, chine collé sur japon, broderie.
mireï l.r., "texto", estampe avec dispositif, chine collé sur japon, broderie.

Certains usages artistiques contemporains peut-être trop partagés aujourd’hui peuvent faire sourire ou dérouter : la liberté un peu vaine de l’abandon de marques typographiques (majuscules et points), par exemple, ou l’obésité de certains formats qui rend les oeuvres difficilement manipulables, et peu faites pour l’accrochage sur les murs des particuliers ordinaires. Il en faut pour tous les goûts, dira-t-on, et pour toutes les bourses. Mais on se réjouit d’échapper largement à cette « indisponibilité » des oeuvres d’art dont parlent Baptiste Morizot et Estelle Zhong Mengual dans leur livre récent, Esthétique de la rencontre (Seuil, 2018), cette situation qui laisse le spectateur indifférent à ce qu’il voit dans les expositions d’art contemporain. On n’évite pas totalement la réflexivité sur le medium - pourquoi pas d’ailleurs si cela fait sens et nourrit une émotion - , mais on ne trouvera pas, à proximité d’oeuvres auxquelles on ne comprend rien, les explications censées les éclairer et qui nous laissent malgré tout à l’écart. Les petites planches sans titre, identifiées seulement par le  mot « burin » », d’Isabelle Braemer parlent à l’imagination ou au coeur sans qu’on ait besoin d’un long discours !

 

Toutes organisent leur travail en séries, c’est le terme qu’on affectionne aujourd’hui, ce qu’on appelait dans les siècles précédents des « suites » : un même objet, une même idée ou forme, poursuivie en des estampes différentes par la teinte, la taille, les motifs… C’est l’Ontopologie, de Gladys Brégeon, mais aussi En-vol de Vanessa Durantet (3 eaux-fortes), texto de Mireïl l.r. (5 estampes), Les Hadopelagiques (7 épreuves) de Patricia. Gattepaille… La répétition d’une forme géométrique -  le cercle, l’ovale, figures reines - , d’une structure, d’un dispositif (l’opposition d’un tambour de papier tendu écrasant un papier flottant au moindre souffle comme un tissu dans texto de Mireï l.r.), n’enlève rien à la diversité des effets.

 

S’exprime aussi une sensibilité particulière aux éléments (l’eau et le végétal essentiellement), trace d’une probable conscience écologique. Le travail de Claire Borde trouve sa source dans le ruissellement des eaux vives, comme le disent ses titres En amont, La source, racine de l’eau… D'une image végétale vient peut-être la forme en suspens de Vanessa Durantet.

Les quatre petits burins d’Isabelle Braemer semblent montrer les longues tiges ondulantes de renoncules flottantes des rivières d’où surgissent des figures ophéliennes, et font écho aux Méristaimes de P. Gattepaille. Celle-ci cherche à atteindre l’essence de la nature même : dans L’arbre aux oiseaux ou Les enfants du sorbier, l’arbre est-il arbre ou être vivant ?

 

Une empathie, plus générale, plus conceptualisée,  avec le monde et l’Autre s’exprime dans les estampes intitulées Insoutenable légèreté de P. Gattepaille : une figure féminine monstrueuse dont on voit le squelette sous la chair surabondante, inscrite à la fois dans un carré et dans un cercle comme L’Homme de Vitruve, image de sa perfection, de son origine terrienne et de sa nature cosmologique et spirituelle qui la relie à  l’Univers.  Et cette « légèreté » du titre précédent conduit aussi à l’être et à son essence, qui nourrissent la recherche de Gladys Brégeon dans les estampes intitulées  Ontopologie. On pense également au visage, cette « image de l’âme » (Cicéron), si présent dans les estampes de Mireï l.r. et d’Isabelle Braemer.

 

Vanessa Durantet, "En-vol 1", eau-forte.
Vanessa Durantet, "En-vol 1", eau-forte.

 

Il est surtout question de poésie, une poésie, que la présence des lettres ou des mots, avec lesquels on joue, dans ou à côté de l’estampe, confirme. Lettres, bouées jetées sur la feuille comme des points de repère pour Gladys Brégeon, jeux de mots pour Mireï l.r. qui s’amuse par exemple à « interroger » l’art même de la gravure par une oeuvre intitulée en vers : l’impression  fait graver à l’envers pour représenter à l’endroit ; mais aujourd’hui où sont l’envers et l’endroit ? Y a-t-il même un envers et un endroit ?

 

Une poésie plus attachante encore, celle de l’attente bienveillante, de l’inattendu ou de l’attendu, comme dans les Visages de l’invisible d’Isabelle Braemer (trois morsures directes et uniques) : des traces évanescentes de visages semblent émerger de la minceur du papier.  Ou avec Claire Borde, un presque rien qui fait un tout, une toute petite forme de deux centimètres carrés, perdue dans l’espace de la feuille et des tailles vides pour dire la fluidité de l’eau, comme une pierre émergente du ruisseau… et l’on entend le murmure de l’onde et le bruissement des feuilles, surgissement du visible dans l’invisible.

 

Chacune cependant se présente avec sa personnalité et son langage propres. L’installation de Mirei l.r. intitulée prendre son envol, qui allie simplicité et beauté, faite de quatre-vingt huit estampes encadrées, posées sur le sol, compose un damier noir et blanc lisible à plusieurs niveaux. Ses estampes soigneusement encadrées et quasi tissées, exubérantes et ardentes, font flèche de tous bois et s’opposent aux silences retentissants des espaces infimes de Claire Borde. Les globes de Gladys Brégeon, immenses planches quasi anatomiques, se refusent à l’épanchement mais pas au mystérieux, et parlent de l’oeil, cet autre « miroir de l’âme ». Elles voisinent avec les planches caressantes d’Isabelle Braemer, attentive à cueillir poétiquement l’apparition de l’invisible. Les eaux-fortes incisives et dures de l’En-vol de Vanessa Durantet, où une forme résiste à se faire feuille, aile, oiseau, ou même présence fantasmatique, entre envol et chute ; celles de Patricia Gattepaille montrent un univers étrange et disparate, et traduisent un intérêt à l’Autre, qu’il soit monstrueux, ou rejeté. 

Une exposition séduisante, parlante de ce qu’est l’art du temps, avec ses tics, et ses réussites, ses pudeurs et ses excès.

P.B.

 

 

Collectif atelier Alma, « Avec elle(s)»,

Claire Borde, Isabelle Braemer, Gladys Brégeon, Vanessa Durantet, Patricial Gattepaille, mireï l.r.

MAC Pérouges.

14 avril - 25 mai 2019

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Commentaires: 1
  • #1

    Mireï l.r. (samedi, 20 avril 2019 08:44)

    Merci pour votre vision personnelle , riche et positive de la présentation de nos travaux à la MAC de Pérouges . ENVERS ET AVEC ELLE(S) s’est voulu réfléchi dans l’acrochage , ce qui est l’essence même de ce formidable médium. Et comme vous le sous entendez la diversité des personnalités artistiques de cette exposition - artistes qui partagent les mêmes outils dans leur atelier collectif - en est un fil conducteur qui attise la curiosité du visiteur.