" À M. Victor Hugo
Monsieur,
Je vous dédie cette œuvre, quoique j’aie une profonde horreur de la dédicace – à cause de l’impression jeune homme qu’elle laisse dans l’esprit du lecteur. Mais vous avez été le premier à signaler Chien-Caillou à vos amis, et votre lumineux génie a bien vite reconnu la réalité du sous-titre : Ceci n’est pas un conte. Merci, monsieur ; j’ai pleuré de bonheur. (…)
Avant, je vous admirais, car vous êtes la grande figure, un mot que je prends aux Allemands qui l’avaient décerné à Gœthe. Depuis, je vous ai aimé. Permettez-moi, monsieur, de vous remercier de tout cœur et d’aller faire ma profession de foi à quelques animaux que je déteste profondément, mais qu’il faut flatter de temps à autre."
J’aime bien ces animaux-là, d’autres hommes de lettres influents, bien sûr. L’auteur de cette dédicace est Champfleury, un auteur romancier et critique d’art (on lui doit l’utilisation du terme « réalisme » en 1850 pour qualifier l’art de Courbet).
Et « Chien-Caillou » le surnom du personnage principal d’un conte paru en 1847 (et lisible sur Gallica), qui raconte la vie de bohème et la dégradation d’un pauvre et jeune graveur, que son amoureuse fuit et qui finit à l’hôpital.
Un personnage inspiré par un graveur réel : Rodolphe Bresdin, jeune de 24 ans et pauvre en effet au moment où Champfleury le rencontre. Et que le surnom littéraire ainsi acquis va poursuivre toute sa vie.
Pauvre, il le restera, d’ailleurs, poursuivi par la déveine, une vie de misères, qui s’achève dans la misère. C’est un enfant battu : son père le suspendait au plafond pour le punir. Adulte, il ne cesse de déménager, habite des taudis à Paris, Bordeaux, Toulouse, se loue ici ou là, donne quelques leçons… A bout de ressources, alors qu’il est marié, chargé de plusieurs enfants, il émigre même, au Canada en 1873, en revient, épuisé, au bout de quatre ans.
Il a gravé 150 plaques, en a vendu très peu, une seule, La comédie de la mort, a eu du succès. Avec cela, l’amitié de Baudelaire, de Hugo. Odilon Redon ? son élève. Soutenu, à plusieurs reprises, par des personnalités qui lui accordent des subsides. En vain. Il retombe toujours. A la fin de sa vie, clochard, il meurt dans une cabane, à 62 ans, en banlieue parisienne, abandonné depuis longtemps par sa femme et ses filles, devenues prostituées…
A sa mort en 1884, il est déjà quasiment oublié. Et le reste jusqu’en 1964 où le cabinet des estampes de la B.N. expose ses gravures. Ses oeuvres, rares, font de lui le graveur le plus cher du XIXème siècle.
De ces gravures, on vante la richesse des gris, la profondeur des noirs et la valeur des blancs, le velouté, le mélange de réalisme et de fantastique, et le dessinateur exact.
J’en affiche deux, la première, Mon rêve, caractéristique de l’artiste, la seconde, Branchages, exceptionnelle, à la fois dans son oeuvre et dans l’histoire de la gravure du XIXème siècle.
Écrire commentaire
gérard Klein (samedi, 28 mars 2020 21:07)
Magnifique journée aujourd'hui commencée avec non pas avec une mais deux reproductions particulièrement impressionnante, que je me verrais bien retrouver à mon réveil en transparence avec soleil levant.
Ma chienne Plume a d'abord pris la mise à l'honneur de ce monsieur "chien- caillou"pour un hommage de la bonne société à la gente canine. Mais la lecture de la vie de cet artiste et sa fin de vie miséreuse, l'a un peu refroidie. "Et en plus tes amis ont caché pendant huit générations ( elle compte en chien) son travail, pour en faire du profit après, une vraie gamelle de charognards!" Donc elle n'a pas jeté un œil sur les images et me prive donc de son aide au commentaire!
Pour ce qui concerne "Mon Rêve" , ce paysage foisonnant n'est pas sans me rappeler les illustrations d'anciennes éditions par ex de Gargantua ou de Gulliver ; "en même temps", je lui trouve un faux air d'annonce de certaines évolutions de la BD en rupture avec la "ligne claire"... Mais une question technique au spécialiste : a-t-il une clef pour la signification -car il y en a forcément une- du personnage hors échelle mais enserré dans la perspective de la partie centre gauche de l'image ?
Personnellement je préfère "Branchages", d'une vertigineuse virtuosité de composition, avec la déclinaison du thème de l'écorce jusqu'à en faire un soleil en rotation, m'en rappelant d'autres, plus célèbres. Et puis l'ordonnancement de toutes ces ramures, proche de l'abstraction...magnifique! Encore une remarque de candide (c'est pour faire plaisir à Plume!): qu'est ce qui a conduit un artiste ayant produit 150 plaques (mais peut-être pas toutes de cet acabit) à poursuivre une vie misérable tout en étant "conservé" à la bibliothèque nationale et "ressortir" miraculeusement en 1964 pour devenir le "graveur le plus cher du XIXe siècle"? En art contemporain cela tient à l'organisation principalement spéculative du marché, ou encore ( optimiste positif!) cela peut résulter de l'enthousiasme et l’activisme forcené de quelque galeriste influent, mais des gravures de la Bibliothèque Nationale, bien public?! A qui peut bien profiter cette renaissance, et comment se fait le tri de acquéreurs... On est là loin de la sensibilité artistique...
PB (samedi, 28 mars 2020 22:31)
Je comprends bien le désarroi et la rancoeur de ta chienne... 8 générations de silence, en effet. Mais c'est le lot de beaucoup d'artistes... qui n'auront pas la chance d'être ressuscités par la BNF.
Pour le reste, la valeur des estampes de Bresdin tient à leur rareté. Tirant lui-même ses planches (dans sa vie d'infortunes, il possédait une presse ! Etonnant, non ?) il n'en faisait que peu d'exemplaires, quand il espérait en écouler. C'est que son art se situe bien loin des goûts du public de son temps.
La question de la conservation à la BNF est intéressante : à vrai dire en dehors de la BNF, la Public Library de New York, l'Art Institute de Chicago et le Gemeenstemuseum de La Haye sont les seules institutions à posséder des oeuvres de Bresdin... Il en reste très peu en quelques mains privées qui les gardent précieusement...
Chercher le comment du pourquoi on les trouvait aux USA m'a entraîné vers des personnalités qui me sont familières et que j'ai été heureux de retrouver là : si la BNF possède 76 gravures, dont celles venant de la collection Ernest Chausson, compositeur que j'avoue ne pas connaître, la Public Library a acheté la collection de Maxime Lalanne, un graveur contemporain de Bresdin dont je possède plusieurs estampes, l'Art Institute celui de la collection de Robert de Montesquiou, un des modèles de Proust pour Charlus dont je suis les mésaventures depuis deux mois.
Chez nous, la BNF s'enrichit souvent grâce aux legs de collectionneurs, et d'achats postérieurs de collections ; d'ailleurs les artistes d'aujourd'hui encore négligent de déposer des exemplaires à la BNF... (Tiens ! idée pour une page future : ma visite au cabinet des estampes de la BNF pour l'élaboration du catalogue de Mosko ! ).
Il faut ajouter que le catalogue raisonné des estampes de Bresdin date de 1976, catalogue dont on sait l'importance pour l'attribution des oeuvres et la mémoire d'un artiste.
Cela dit, Bresdin n'était pas complètement oublié, parce que des artistes, Odilon Redon en premier, ont essayé de conserver sa mémoire.
Enfin il n'est pas sûr que son art ait pu trouver des amateurs avant la deuxième moitié du XXème siècle... Quand on regarde "Mon rêve", on peut penser à ces graveurs contemporains qu'on a appelé les " Visionnaires" dans les années 70-80 (Trignac, Doaré, Mohlitz...), et quand on regarde "Branchages"...
Aucune idée sur la signification du personnage en question, ni de rien d'autre d'ailleurs.
Et désolé d'avoir fourni une si mauvaise reproduction : je n'ai pas de Bresdin chez moi.
Voilà une réponse bien longue, mais quand on aime...
gérard Klein (dimanche, 29 mars 2020 13:33)
Merci pour ta réponse très documentée et surtout intéressante.
T'est-il arrivé d'exposer tes estampes (je pense surtout aux gravures)?
A la lecture de tous tes textes du blog je mesure l'écart entre l'amateur occasionnel et le passionné, mais aussi entre l'expert et le dilettante...
Proust, toujours. Je l'ai découvert tardivement, grâce à un ami, Jean Louis Maubant, créateur et directeur de l'Institut d'Art Contemporain, décédé il y a quelques années, qui parlait de Proust même en jouant au golf. Il m'a transmis le virus et j'ai dévoré, ou plutôt dégusté les trois premiers tomes de la Pléiade... Nous étions beaucoup plus au diapason à propos de Proust que pour l'art contemporain, dont il m'a expliqué une partie du fonctionnement international...Parti trop tôt, à 67 ans, quasiment la cigarette au bec, un cancer généralisé en bandoulière.
Bonne lecture.
A l’instant une idée pour "Mon rêve", le personnage évoqué: une figure allégorique "tombée" de son piédestal (le personnage de dos est de la même stature que celui qui est encore sur la colonne) avec une signification du style "chute des dieux, ou des vertus.. ou d'une ville .etc " donnant un sens général à l'image?
Suzanne Paliard (vendredi, 03 avril 2020 08:09)
Philippe, un beau coup de coeur pour Branchages !!
Bravo pour ces riches lettres de Blog !
Amitiés