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A l'origine (3)

Dans le Joueur d’échecs, Stefan Zweig fait parler un personnage, arrêté par les nazis, et placé à l’isolement, seul dans la chambre d’un hôtel, où sont rassemblées les "personnalités importantes"…

 

«  On ne nous faisait rien – on nous laissait seulement en face du néant, car il est notoire qu’aucune chose au monde n’oppresse davantage l’âme humaine. En créant autour de chacun de nous un vide complet, en nous confinant dans une chambre hermétiquement fermée au monde extérieur, on usait d’un moyen de pression qui devait nous desserrer les lèvres, de l’intérieur, plus sûrement que les coups et le froid. 

 

Soulages,  eau-forte, 1957, 50 x 60.
Soulages, eau-forte, 1957, 50 x 60.

Au premier abord, la chambre qu’on m’assigna n’avait rien d’inconfortable. Elle possédait une porte, un lit, une chaise, une cuvette, une fenêtre grillagée. Mais la porte demeurait verrouillée nuit et jour, il m’était interdit d’avoir un livre, un journal, du papier ou un crayon. Et la fenêtre s’ouvrait sur un mur coupe-feu. Autour de moi, c’était le néant, j’y étais tout entier plongé. On m’avait pris ma montre, afin que je ne mesure plus le temps, mon crayon, afin que je ne puisse plus écrire, mon couteau, afin que je ne m’ouvre pas les veines ; on me refusa même la légère griserie d’une cigarette. Je ne voyais jamais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. Je n’entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec son corps et quatre ou cinq objets muets : la table, le lit, la fenêtre, la cuvette. 

On vivait comme le plongeur sous sa cloche de verre, dans ce noir océan de silence, mais un plongeur qui pressent déjà que la corde qui le reliait au monde s’est rompue et qu’on ne le remontera jamais de ces profondeurs muettes. (...) On attendait quelque chose du matin au soir, mais il n’arrivait rien. On attendait, recommençait à attendre. Il n’arrivait rien. À attendre, attendre et attendre, les pensées tournaient, tournaient dans votre tête, jusqu’à ce que les tempes vous fassent mal. Il n’arrivait toujours rien. On restait seul. Seul. Seul. 

Cela dura quinze jours, pendant lesquels je vécus hors du temps, hors du monde. La guerre eût éclaté que je n’en aurais rien su. Le monde ne se composait plus pour moi que d’une table, d’une porte, d’un lit, d’une chaise, d’une cuvette, d’une fenêtre et de quatre murs sur lesquels je regardais fixement le même papier. Chaque ligne de son dessin mouvementé s’est gravée comme au burin dans les replis de mon cerveau, tant je l’ai regardé. » 

 

Il ne s’agit pas ici de comparer cette situation à la nôtre. Je m’amuse de trouver dans le même texte « confiner » « et « gravure ».

Ce qui m’intéresse, c’est l’emploi de l’image finale dans la dernière phrase. 

L’utilisation du verbe « graver » pour évoquer les souvenirs particulièrement puissants est courante ou presque ;  on connaît bien le cliché : « ça, c’est gravé dans ma tête » dit-on assez couramment. 

Mais d’où vient cette expression ? de quelle pratique ? La langue a procédé à cette comparaison pour attribuer aux souvenirs la longévité des inscriptions faites dans une matière dure comme la pierre, le métal, le bois des troncs d’arbre : on grave son nom sur son pupitre d’écolier, comme on grave un nom sur la pierre tombale…  

 

Il est assez excitant de constater que l’objet mémorisé par le personnage est le papier peint, certes ordinaire, et non la forme de la chaise ou de la cuvette… C’est mettre en regard la mémoire et ce qui relève de la décoration, de « l’art », non l’objet manufacturé, directement utilitaire comme la chaise. 

Il est plus rare encore d’écrire comme le fait Zweig « gravé au burin » : il montre par là son appartenance à un monde d’hier, celui de la Renaissance au XIXème siècle, temps d’avant la photographie, qui utilisait la gravure au burin comme le mode normal de la reproduction, de la conservation et de la mémorisation des oeuvres d’art. Il rappelle ainsi le lien entre la gravure et la mémoire. 

 

En inversant le processus, de l’intérieur vers l’extérieur, je me dis que l’artiste, s’il vient à graver, exprime plus profondément que celui qui ne la pratique pas, les replis de sa mémoire, pour la simple raison que la gravure, par rapport au dessin, par rapport à la peinture, demande un temps infini, exige une lenteur patiente et presque laborieuse. C’est peut-être là une des raisons qui me fait goûter la gravure : on y est au plus près de ce qui vit au plus profond de l’autre. De là vient aussi  que je préfère le dessin (qu'on écrivait à l"origine « dessein ») à la peinture achevée…

 

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Commentaires: 2
  • #1

    Suzanne Paliard (dimanche, 19 avril 2020 05:53)

    Très intéressant cet article....
    Ce confinement réel, cet emprisonnement, ne ressemble en rien à celui que nous vivons... et je pensais en le lisant à ce qui en restera "gravé" dans nos mémoires....
    On ne le sait pas encore, ce n'est pas fini... mais on sait déjà ce qu'on ne voudra pas oublier (ce qu'on aimerait ne jamais quitter) ce silence, cette pureté de l'air, ces chants d'oiseaux, ces soirées où sur notre colline montent les applaudissements et quelques klaxons (tiens il est déjà 20 heures... ) et où le soleil descend dans un ciel chaque jour plus beau.
    Et pour revenir sur ton dernier paragraphe, "l’artiste, s’il vient à graver, exprime plus profondément que celui qui ne la pratique pas, les replis de sa mémoire, pour la simple raison que la gravure, par rapport au dessin, par rapport à la peinture, demande un temps infini, exige une lenteur patiente et presque laborieuse"....
    Graver, c'est exprimer les replis de sa mémoire (oh combien cela me parle !) mais aussi graver "dans la pierre", laisser un témoignage, parfois un appel, une colère.... je grave presque toujours, consciemment ou non, quelque signe ou écriture dans mes peintures, comme si la douceur du pinceau ou du couteau à peindre ne suffisait pas ... La gravure dans le bois ou le lino est un moment magique pour moi, celui de l'action profonde, alors que j'observerai avec plus de détachement, avec espoir et curiosité, l'histoire (d'amour ... plus ou moins réussie) qui va se jouer ensuite entre l'encre et le papier.

  • #2

    PB (dimanche, 19 avril 2020 12:16)

    En effet, qu'est-ce qui restera gravé ? Bonne question.
    Quant à la gravure, je pense vraiment que c'est un besoin qui traverse les temps... Et on peut remonter loin.