Le Journal des Goncourt, c’est d’abord trois fois mille deux cents pages, papier bible, dans la collection Bouquins. Peut-on encore lire cela ? un dégueulis de ragots, de méchancetés, de propos issus « de commérages, du bidet des putains et de la table de nuit des gens connus », pour leur appliquer les termes qu’ils utilisent pour parler de la plupart des dîners en ville. Mais parfois des pages merveilleuses. Une écriture parfois jouissive. Pour ce qui est du domaine de l’art, - littérature surtout, mais aussi peinture, gravure, sculpture - le tome trois avec les cent cinquante pages de son index, est une mine pour l’amateur de bons mots, d’anecdotes (parisiennes, car ces messieurs ne connaissent pas la province). J’ai autrefois beaucoup aimé.
Pour rédiger cette chronique un coup de sonde, un carottage pour ainsi dire, dans l’index aurait pu suffire à remonter des anecdotes concernant mes graveurs préférés. Peine perdue ! Bresdin n’y mérite qu’une mention assassine, Daubigny y est triste, Bracquemond, qu’ils côtoient souvent, un être sans souffle ni imagination… C’est que les frères Goncourt n’estiment qu’eux-mêmes et choisissent pour les autres le dénigrement plutôt que l’admiration.
En revanche, les deux frères évoquent Charles Méryon, le célèbre auteur des Eaux-fortes sur Paris, dont ils ont su reconnaître le talent.
« Vu chez Niel l’oeuvre complet de Méryon avec tous ses états, dessins, essais, etc. Admirable chose, fantastique dans sa réalité. Une âme gothique ; semble être l’âme réminiscente de ce Paris vu avec les yeux du passé. Des horizons tout poétiques, les riens et les incertitudes de lointains brouillés comme un rêve hors de la terre. Admirable talent méconnu. La cervelle du poète perspectif plus brouillée encore, la démence assise avec la misère à son établi : nulle commande, pas de pain.
Il vit avec deux ou trois sous par jour et les légumes qu’il récolte dans un petit jardin, situé tout en haut du faubourg Saint-Jacques. Dans cette cervelle exténuée comme celle d’un meurt-la-faim, des imaginations peureuses, la terreur de la police qui en veut à sa vie, à son existence, à son talent. (…) Ancien officier de marine. Longues promenades, la nuit, pour surprendre l’étrange des ténèbres dans les grandes cités ». (I, 208)
C’est par eux aussi que s'est formé un désir de collectionner ; ils ont sans doute formé l’image mère du collectionneur. Leur amitié avec Gavarni, lithographe dont ils ne disent pas trop de mal mais qu’ils observent comme des entomologistes un insecte nouveau, a servi de déclencheur : la centaine de planches que je feuillette de temps en temps font renaître délicieusement le monde de Balzac.
Et ils ont été des passeurs vers la gravure par les visites d’atelier qu’ils évoquent, celui de Gavarni, de M. Desboutin par exemple, et par leur pratique personnelle de la gravure (de reproduction) : « Je passe trois jours sur une eau-forte d’après Gavarni. L’eau-forte me produit une absorption complète. Cela tire les yeux, prend la tête, remplit d’eau la poche à idées. On vit absolument du trait qu’on trace à l’aiguille. Un pêcheur à la ligne pêchait pendant les journées de juillet : on pointillerait dans la mitraille au milieu des journées de juin. C’est l’hébétement de l’attention atteignant à l’absolue séparation du monde ambiant ». (Tome 1, p. 925). Les graveurs apprécieront, qui m’ont souvent dit la même chose.
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gerard Klein (jeudi, 16 avril 2020 21:10)
Il y a quelques jours des chaussures volaient dans les austères rues des canuts (enfin de ceux qui les ont remplacés, aux fins de mois un peu moins serrées ), le jour d'après c'est dans le ciel de Paris devant le non moins austère ministère de la marine, que virevoltent des oiseaux improbables, des charrettes et des baleines, qui donnent à ce ministère plutôt sinistre une espèce de claque de rire, le rendant un peu ridicule avec son sérieux et son aspect vaniteusement grandiloquent. Est ce que le "meurt de faim" Meryon s'est payé le risque de la dérision, ou a-t-il invoqué une poétique divagation pour expliquer ce contraste frappant entre le monument et son ciel?
Sans les "ovnis", l'image serait simplement triste ;avec, elle devient , pour moi, jubilatoire... avec une pointe d'insolence antimilitariste !