Printemps 1898. Jules Protat traverse la Bourgogne et rentre chez lui, après un rendez-vous professionnel. Il est à la tête de la grosse imprimerie mâconnaise Protat frères, spécialisée dans les impressions délicates, héritière aussi d’un savoir faire ancien dont les origines remontent au XVIIème siècle. C’est un des ces bourgeois cultivé et curieux, collectionneur averti, amateur d’antiquités, probablement membre de la société savante de sa ville, l’Académie de Mâcon. Le temps est maussade, gris, risque de tourner à l’orage : c’est noir au nord-ouest sur le Morvan. Il pleuvine et il lui reste pourtant de la route pour arriver chez lui : Mâcon est encore à 10 lieues.
Il faut trouver un abri. Il pleut à verse alors qu’il arrive à la Ferté. A l'entrée du village, le porche d'une demeure ouvre un passage voûté qui mène à une cour et lui offre un abri. Il s’arrête et descend de voiture. Dans le passage, posées verticalement, des planches les unes sur les autres. C’est une menuiserie. Il attend que les choses se calment. Il reste là quelques minutes dans cet ennui à la fois bête et rageur qu’on éprouve lors de ces moments perdus.
L’orage passe. Il sort enfin, et s’apprête à remonter dans sa calèche, quand des miroitements attirent son regard sur un bois posé sur une fenêtre : la pluie y dessine des lignes curieuses. Il s'approche. C'est une planchette de 60 cm par 20 de large qu'il prend en main, pas coupée nettement ni d'un côté ni de l’autre ... avec un dessin gravé dessus. Le retournant, il en découvre un autre. Un dessin gravé sur les deux faces... Extraordinaire, du jamais vu.
Il appelle, interroge le menuisier qui travaillait dans son atelier.
« C'est un morceau de bois qu'on a récupéré sur un chantier. »
Mais où ? quand ? comment ?
- On refaisait un escalier à Laives, et dessous, on a dû enlever le dallage : cette planchette servait de cale. Je l'ai gardé. C’est curieux, n’est-ce pas ? C’est un beau morceau de bois, du noyer, du solide. Et du vieux comme ça j'en ai pas vu beaucoup ».
En l'examinant mieux, Protat croit voir une inscription gravée. Son âme d'imprimeur ne fait qu'un tour... Il doit tenir là un de ces bois gravés qu'on utilisait au XVIème siècle. Jules Protat le négocie.
De retour chez lui, il examine en détail son étonnante découverte : l'une des faces est très abîmée; l’autre représente un fragment d'une scène : on croit voir des soldats et un bras de croix. Pour y voir plus clair, lil faut produire une impression. Bien sûr, il n’a pas de presse. Mais de l’encre il en a, et de vieux chiffons aussi pour faire un frotton. Il tire un exemplaire.
On voit mieux : à gauche de la croix, dont on voit un morceau avec l'avant-bras et la main du crucifié, trois personnages, un centurion et deux soldats. Sur une banderole, l'inscription traditionnelle "Vere filius erat iste" : cet homme est vraiment le fils de Dieu. De l’autre côté, un ange probablement, agenouillé, une Annonciation ?
Et notre amateur, qu’on imagine dans le cabinet de curiosités de la grande bâtisse de Charnay-les-Mâcon, entouré de ses vitrines, de ses livres, cherche à dater. Il pense au XVIème siècle. Mais des détails de costume le poussent à remonter plus haut. Et si c’était plus ancien encore, au Moyen Age ?
Il faut en avoir le coeur net et pour cela, prendre contact avec le conservateur des estampes à la Bibliothèque nationale.
Il apporte le bois. Monsieur H. Bouchot se livre à un long et détaillé examen : il compare les personnages avec ceux des tombeaux, des sculptures ; le vêtement du soldat, la ceinture de métal, les boutons d'ornementation de grandes dimensions que les chefs de compagnie appréciaient beaucoup, la forme des caractères, tout conduit à dater des années 1370-1380.
C'est ainsi la plus ancienne matrice de bois gravé d’Europe jamais découverte ; elle prend place avant la Vierge entourée de saints du Cabinet des estampes de Bruxelles (1418).
Cette planche servait à l'impression sur étoffe peut-être ou sur papier. Que faisait-elle à la Ferté-Laives ? Il y avait autrefois des moulins à papier, une abbaye à proximité… On n’en saura pas plus.
Ce qu’on sait en revanche, c’est que les Chinois ont inventé le bois gravé, la xylographie, vers le VIIème siècle et que la découverte s’est répandue en Europe au début du XVème. Après sept siècles !
Depuis, on a progressé ! quand ils trouvent quelque chose, il faut deux mois …
Sources :
René Prétet, Chroniques de Saône et Loire, Horvath, 1985
BNF Gallica.
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