C’est un artiste contemporain que les réseaux et les lieux d’exposition habituels de l’art dit « contemporain » n’ont jamais montré. Un artiste trop classique. Trop imprégné d’une certaine idée du beau, du sensible. Trop direct, trop à fleur de peau. Pas assez penseur, pas assez distancié. Un artiste sans discours. Mais un artiste dont l’oeuvre provoque des vibrations personnelles insoupçonnées. Dont l’oeuvre touche, parle et déplace.
Pourquoi cette prise à parti inopportune des institutions quand il suffirait de mettre en valeur les qualités de ce travail ? Parce qu’il est est difficilement supportable et terriblement injuste de voir un tel talent écarté des lieux de grande visibilité où il devrait être présenté. François Dupuis devrait être montré au MAC, devrait être montré au Musée des Beaux-Arts, devrait entrer au FRAC. Ce dernier ne possède aucune estampe, aucun monotype, aucune peinture de François Dupuis. Pourquoi Favier et pas Dupuis ? Parce que l’un a gravé sur des couvercles de boîtes de conserves et l’autre s’est contenté du cuivre comme on le fait depuis le XVIème siècle ? A quoi tient le destin et la reconnaissance publique d’une oeuvre ? A quels hasards ? A quelles relations ? A quelles volontés ? Mais laissons cela. Cessons de ronchonner et venons-en au fait.
Les gravures de François Dupuis présentées dans cette nouvelle exposition relèvent de deux genres principaux, le portrait et la nature morte. Des visages d’hommes, de femmes, de personnes inconnues ou connues d’un côté, de l’autre un ensemble d’oiseaux morts (« Requiem »), et un ensemble d’estampes montrant des déchets, des « équevilles » comme on dit à Lyon (« Little mess ») et d'autres choses inanimées encore. En plus de cela, mais pas entièrement disposées, les monotypes encadrés du « Portrait de famille », dont on dira un mot pour terminer.
Si François Dupuis manifeste depuis longtemps son expertise de technicien de l’eau-forte, ses estampes valent d’abord par la maîtrise du dessin. La main est sûre, le trait net, juste.
Et puis il y a la profondeur du noir et la brillance du blanc. La justesse des contrastes, la richesse des valeurs : une impression de lente élaboration, issue d’on ne sait combien de travaux successifs sur la plaque de cuivre ou de zinc, avec des outils différents, la pointe sèche, la roulette, le burin… Chaque estampe laisse voir en elle-même le temps qui passe. On s’attarde aussi sur les nuances, les transitions, les « passages » (si on peut se permettre un terme plus utilisé pour la peinture) si subtils que l’oeil reconstitue les couleurs, que l’on sent le contact des matières, leur froideur, leur sécheresse, leur soyeux…
C’est que tout vient du coeur ; de là naissent les sentiments, les émotions de qui regarde ; l’auteur ne travaille pas pour travailler, ni pour dire quelque chose, il est un artiste qui fait parce qu’il ne peut pas s’empêcher de faire, qui ne sait pas sans doute pourquoi il aboutit à tel résultat ; mais qui se plait à graver ce qu’il voit : déchets, oiseaux morts, objets humbles, ou visages de proches, de moins proches, d’inconnus peut-être, de gens dont une parole ou un geste l’a touché…
Dans les estampes, plaisent encore d’autres traits qui relèvent de la composition : tel corps d’oiseau mort décalé vers la droite ou la gauche, telle figure géométrique verticale ailleurs, ou des formes en arrière-plan, verticales, horizontales ou obliques. Ou la présence inattendue de traits échappés trop visibles, de rayures inattendues comme des accidents. On trouve des éraillures qui sont comme les signatures involontaires d’un geste trop rapide, ou d’une inattention, et aussi la trace conservée, revendiquée, de l’oeuvre en train de se faire, ajouts inutiles qui mettent la gravure à distance, en dénoncent l’illusion représentative : ce qu’on voit ce n’est pas une assiette vide, ou des huîtres, ou un visage, mais bel et bien une gravure, résultat du travail de la volonté et du coeur, que sert la main.
Ajoutons encore l’invention. Si la tradition de la nature morte a promu l’oiseau mort, François Dupuis renouvelle les motifs : mégots écrasés, petits tas de déchets végétaux divers et pourrissants méconnaissables. Et entre parenthèses jamais le mot français de nature morte n’a paru plus inapproprié : peut-on toujours appeler cela des natures mortes quand il est question de récupération des déchets, de compostage collectif, de seconde vie des objets ? Ce sont des choses, immobiles certes, mais pas mortes du tout, inscrites dans un cycle, dans le recommencement. Et si elles sont peut-être teintées de mélancolie, les estampes de François Dupuis sont plutôt un hymne à la beauté du monde et à la vie.
On mentionnera pour terminer l’ensemble intitulé Portrait de famille, composition très agrandie faite à partir d’une photo, un père, une mère, leurs enfants, en noir et blanc, prise dans les années trente ou quarante peut-être. Très banale. Très famille. Mais une photo qui pourrait illustrer notre histoire familiale à tous. Par le découpage absolument géométrique en 64 morceaux rectangulaires dont chacun fait l’objet d’un monotype, le portrait de famille acquiert ainsi une nouvelle vie.
Pour terminer un grand merci à François Jérôme Finas de montrer dans sa petite galerie, L’Antilope, les gravures de François Dupuis. L’exposition se mérite : elle est ouverte jusqu’au 28 janvier sur rendez-vous du lundi au samedi. (Tel 06 82 57 94 58). C’est rue Bossuet, au numéro 99, dans le sixième arrondissement de Lyon, près de l’ancienne gare des Brotteaux, sur la rive gauche du Rhône. Voilà une adresse à l’aspect démodé qui souffle un petit air merveilleux, et devrait séduire les happy few.
P.B.
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François Dupuis (vendredi, 17 décembre 2021 19:00)
Merci Philippe pour ce très bel article, que ja vais tâcher de partager sur les réseaux sociaux. A bientôt. FD
SueAnn Randall (samedi, 18 décembre 2021 00:10)
…wish I could read French ….
Hélène de Boissieu (dimanche, 19 décembre 2021 00:12)
Il me semble que François Dupuis a été exposé à la galerie l’Œil Ecoute ! Dommage de l’oublier...
Bruno Morel (dimanche, 19 décembre 2021 10:10)
Innover en technique permet d'impressionner un instant. Innover dans son style demande un lent et patient travail de tous les jours. Au delà de l'accomplissement personnel de son art, cela permet de passer alors les générations.
P. Brunel (dimanche, 19 décembre 2021 14:41)
Hélène de Boissieu a tout à fait raison : L'oeil écoute a montré François Dupuis, et depuis 2010, comme la galerie L'Antilope. C'est d'ailleurs à l'occasion de la précédente exposition de décembre 19 à l'Oeil écoute que j'ai écrit un premier texte sur François Dupuis, "Un artiste sans concession" qu'on trouvera ici même dans ce blog. Mais je visais surtout les lieux officiels...
Isaure de Larminat (lundi, 20 décembre 2021 19:03)
Merci pour ce bel article, fine analyse et François Dupuis mérite au moins cela!!!