13 décembre 2019

Du cognassier

Depuis trop d’années déjà, le vieil arbre déploie douloureusement dans un coin du jardin ses branches, qui portent des fruits toujours plus rares. Gilbert Houbre, esprit observateur et attentif, se contente de porter, lui, un regard interrogateur, peut-être distancié sur le monde. L’artiste, à la carrière d’illustrateur commencée dans les années 80, s’est révélé dans une pratique artistique autonome au début des années 2000, comme après une lente maturation. Il devait arriver que l’un s’intéresse à l’autre, que l’artiste veuille représenter le cognassier. A contre-courant. 

Cela a donné, in fine, après quatre ou cinq années de travail, vingt-deux estampes, ce qu’on appelait autrefois une « suite ». Entreprise démesurée, dévoreuse de temps et d’énergie : vingt-deux grandes gravures (49 x 69 cm) sur un même motif, le cognassier du jardin, si désespérément banal, – « un non-objet » selon l’artiste  –, inlassablement repris, dans ses différentes parties, son tronc, ses branches nues ou feuillues, ses fleurs, ses fruits mûrs ou secs. Tâche immense pour aboutir à quelques épreuves de chaque cuivre, toutes différentes, des épreuves uniques par conséquent. Entreprise complexe et laborieuse du point de vue technique : il faut maîtriser la gravure, et pas n’importe laquelle : l’aquatinte au sucre, avec les vernis à retoucher, les bains, les morsures, puis les passages de la feuille sur la presse pour les teintes. 

Si Gilbert Houbre est poète, c’est dans le sens premier du mot grec poiètès, issu du verbe poiein « faire ». Peindre le cognassier, c’est le re-créer. Obsessionnel ou patient, l’artiste a commencé par multiplier les études sur le papier, jusqu’à produire une représentation satisfaisante de l’arbre à l’échelle réelle. Découpée en vingt-deux morceaux, celle-ci a fourni la matière aux plaques de cuivre. Posées les unes à côté des autres, elles raconteraient la totalité de l’arbre, en chacune de ses composantes, de la base du tronc au sommet, du tronc au bout de chaque branche. Vision documentaire alors, quasi objective ? Oui, peut-être, mais pas seulement. Car représenter le cognassier, ce n’est pas se contenter d’un réalisme quasi photographique, même si le dessin doit être juste. Peut-être pourrait-on parler d’hyper-figuration : les différentes aquatintes sont des extraits, des fragments du motif : pour ainsi dire des gros plans, comme pourvus d’un trop-plein de réel, qui tirent vers l’abstraction. Privé d’une vision d’ensemble, le spectateur ne peut plus les regarder seulement comme un reflet de la réalité. 

On voit aussi des branches nues, des bourgeons, des feuilles, des fleurs, des fruits mûrs et pesants, puis desséchés et rabougris. Sans doute il s’agit pour l’artiste de peindre les quatre saisons, le temps qui passe. Défi : ne pas tomber dans le cliché. D’où l’intérêt de la découpe là encore, ce jeu formel de vide et de plein, de lignes et de courbes. Ou bien la recherche d’une teinte unificatrice, dont les nuances ne disent plus les saisons – trop facile – mais l’univers intérieur de l’artiste, une certaine façon de voir le monde. Et c’est une palette restreinte, presque éteinte : le noir assourdi du dessin et les nuances de gris se détachent sur des fonds d’une monochromie assumée, gris pâle/vert olive, pour suggérer les variations de lumière. Voilà qui éloigne des représentations habituelles des saisons et de ces images retouchées auxquelles nous ont habitués magazines et internet. Mais s’il fallait peindre le temps, pourquoi vingt-deux planches, quand quatre aurait suffi, comme on le faisait autrefois, du XVIème au XIXème siècle, pour illustrer les saisons ?  En tout cas, devant ces planches, l’amateur a envie de chuchoter avec Philippe Jaccottet : « On respire sous chaque branche / Le fouet odorant de la hâte ». 

 

Peindre l’année qui passe sur le cognassier, c’est presque nécessairement réfléchir à la finitude de l’homme. C’est là où nous conduit aussi l’artiste. Il le fait apparemment sans acrimonie ni enthousiasme, avec un regard d’une précision et d’une froideur sèche, qui cache une faille, peut-être, un déchirement, un cri retenu même. 

Devant ces troncs épais et ces branches désarticulées, ces lignes en mouvement, ces courbes irrégulières ou brisées, on songe aux formes du corps humain ; une des gravures montre même une jambe reposant sur un drapé au pied de l’arbre, comme une branche morte. On se souvient des Métamorphoses d’Ovide, si souvent gravées, avec ces corps sur lesquels poussent des feuilles et des branches, ces héros transformés en arbres ou arbustes par la jalousie ou la bonté des dieux. Ce vieil arbre, est-ce l’artiste, ou plus généralement l’homme ? Et voilà que s’ouvrent le songe ou l’imagination du spectateur. 

Mais il faut aller plus loin. Car l’horizon est vide, ou noyé dans une brume qui le cache. Le soleil même, autre absent, ne s’y devine que par les ombres, sur les branches, sur les feuilles, mais ne se montre pas. Parfois le regard embrasse le sol; parfois il se perd dans un autre vide, celui du ciel qui n’est ni le ciel bleu, ni le ciel de pluie, ni le ciel de tempête. S’il existe un ailleurs ou un dieu, il est absent. Les fleurs à la belle saison, même si elles tranchent, ne resplendissent pas ; les fruits d’or y sont lueurs plus que lumière.  Ce monde qui tourne autour d’un soleil éteint, même circonscrit à ce coin de jardin familier où naissent et meurent les coings, n’est pas, selon Gilbert Houbre, triste ou joyeux, mélancolique ou désespéré. Il est là. Solide et fragile. Immobile et silencieux, mais vivant, en suspens, comme abandonné. 

Il est tentant enfin de rappeler que le coing, dans le jugement de Pâris, est la pomme d’or qu’il donne à la plus belle des déesses. Comme dans ce mythe, la question posée est celle de la beauté : cette série de gravures n’est-elle pas, pour l’artiste, l’occasion de réfléchir à son « art pictural » ? Ne cherche-t-il pas à exprimer sa définition de la beauté, à synthétiser sa recherche ? Etre au plus près de la réalité, mais l’épurer pour s’y trouver. Ce que fait aussi l’amateur, s’il en prend le temps.

PB