16 avril 2016

Philippe Tardy, ou la résurrection réussie...

Pour le collectionneur ou l'amateur, pénétrer dans l'atelier d'un artiste s'avère toujours une expérience excitante. Une expérience parfois risquée : quand on connaît sa production, le rencontrer dans son cadre familier de travail peut susciter des impressions contradictoires, troubler la représentation que l’on s’est faite de l'œuvre. Mais souvent aussi une expérience stimulante et réjouissante. Parce que l’on s’approche, croit-on, du cœur de l’œuvre, du processus même de la création ou que s’approfondit, par l’échange, la lecture des œuvres. C’est ce qui s’est passé avec Philippe Tardy, accueillant, chaleureux, loquace, chez lui, dans son atelier. 

Depuis longtemps, les estampes de Philippe Tardy nous plaisent par leur sujet, des paysages poétiques, à la fois étranges et familiers d’une nature paisible et presque idéalisée : ciels immenses et calmes, vastes mers légèrement moutonneuses, terres ordonnées, arbres élancés, épars ou alignés. Pas de feu. Pas de bruit. Des paysages comme des natures mortes. Mais subtilement animées : les présences sont rares en général, mais parfois, minuscules, une silhouette, en contemplation solitaire – image du graveur ou du spectateur –, un bateau ou un train d’un autre temps en mouvement ; parfois au contraire des rassemblements d’êtres vivants, dansant, nageant, glissant, courant, volant, mais isolés les uns des autres... On voit des vols d’oies sauvages par-dessus des arbres, des pins maritimes mollement secoués par une brise nocturne ou penchés au-dessus de la mer au creux d’une crique, une voile tendue comme une aile sur une mer sereine, un fleuve quasi immobile et large comme une baie, un alignement de cyprès ou de vignes, un rocher massif d’où s’élance un plongeur, une vaste plaine travaillée de cultures sous un lumineux clair d'été ou une pampa parcourue d’animaux en marche. Philippe Tardy grave l’ordre naturel des choses, la poésie d’un moment ou la beauté d’un paysage pur. 

Ce qui ravit aussi, c’est qu’on retrouve par la mise en couleurs de ces planches, avec leurs teintes de bleu et de terre de Sienne, ou d’ocre jaune (que permet l’utilisation de fins papiers aquarellés et contrecollés), un écho de Hercules Segers, et plus largement de la gravure hollandaise pour la représentation de vastes espaces, d’un Johannes Ruischer par exemple ; un écho qui est sans doute hommage et désir de s’inscrire dans une tradition, et non, comme on le voit aujourd’hui,  volonté de « revisiter », ou de « se confronter avec » ou de « questionner » les grands devanciers.

Mais, dans ces espaces étrangement silencieux, on découvre que poussent des germes d'inquiétude. L’atelier est austère, « monacal » dit Philippe Tardy lui-même : une table de travail, une presse, des étagères ou des espaces de rangement pour le papier, l’eau-forte, les pigments, les outils... Rien de confortable. Raison, ordre et simplicité. De rares fenêtres ouvrent sur un horizon rapproché et borné d’arbres ou de murs. Ici, point de distraction. Point d’ouverture à l’extérieur. L’ouverture se produit dans la planche de cuivre : trente centimètres dessinent un panorama, un centimètre carré suffit à montrer maisons et habitants. La planche et le travail rassurent, mettent à portée de pointe  le monde qu’il a souvent parcouru, ce dont témoignent les titres de ses gravures ; la mer, les estuaires, les plaines s’ouvrent, là, devant soi, sous la loupe. Mais on comprend aussi qu’il dise redouter le danger de se perdre dans le détail, dans le tracé de cet infiniment petit, sous l’effet d’une fascination jouissive mais qui enferme autant que l’atelier lui-même.