27 mars 2020 (Journal des confins).
" À M. Victor Hugo
Monsieur,
Je vous dédie cette œuvre, quoique j’aie une profonde horreur de la dédicace – à cause de l’impression jeune homme qu’elle laisse dans l’esprit du lecteur. Mais vous avez été le premier à signaler Chien-Caillou à vos amis, et votre lumineux génie a bien vite reconnu la réalité du sous-titre : Ceci n’est pas un conte. Merci, monsieur ; j’ai pleuré de bonheur. (…)
Avant, je vous admirais, car vous êtes la grande figure, un mot que je prends aux Allemands qui l’avaient décerné à Gœthe. Depuis, je vous ai aimé. Permettez-moi, monsieur, de vous remercier de tout cœur et d’aller faire ma profession de foi à quelques animaux que je déteste profondément, mais qu’il faut flatter de temps à autre."
J’aime bien ces animaux-là, d’autres hommes de lettres influents, bien sûr. L’auteur de cette dédicace est Champfleury, un auteur romancier et critique d’art (on lui doit l’utilisation du terme « réalisme » en 1850 pour qualifier l’art de Courbet).
Et « Chien-Caillou » le surnom du personnage principal d’un conte paru en 1847 (et lisible sur Gallica), qui raconte la vie de bohème et la dégradation d’un pauvre et jeune graveur, que son amoureuse fuit et qui finit à l’hôpital.
Un personnage inspiré par un graveur réel : Rodolphe Bresdin, jeune de 24 ans et pauvre en effet au moment où Champfleury le rencontre. Et que le surnom littéraire ainsi acquis va poursuivre toute sa vie.
Pauvre, il le restera, d’ailleurs, poursuivi par la déveine, une vie de misères, qui s’achève dans la misère. C’est un enfant battu : son père le suspendait au plafond pour le punir. Adulte, il ne cesse de déménager, habite des taudis à Paris, Bordeaux, Toulouse, se loue ici ou là, donne quelques leçons… A bout de ressources, alors qu’il est marié, chargé de plusieurs enfants, il émigre même, au Canada en 1873, en revient, épuisé, au bout de quatre ans.
Il a gravé 150 plaques, en a vendu très peu, une seule, La comédie de la mort, a eu du succès. Avec cela, l’amitié de Baudelaire, de Hugo. Odilon Redon ? son élève. Soutenu, à plusieurs reprises, par des personnalités qui lui accordent des subsides. En vain. Il retombe toujours. A la fin de sa vie, clochard, il meurt dans une cabane, à 62 ans, en banlieue parisienne, abandonné depuis longtemps par sa femme et ses filles, devenues prostituées…
A sa mort en 1884, il est déjà quasiment oublié. Et le reste jusqu’en 1964 où le cabinet des estampes de la B.N. expose ses gravures. Ses oeuvres, rares, font de lui le graveur le plus cher du XIXème siècle.
De ces gravures, on vante la richesse des gris, la profondeur des noirs et la valeur des blancs, le velouté, le mélange de réalisme et de fantastique, et le dessinateur exact.
J’en affiche deux, la première, Mon rêve, caractéristique de l’artiste, la seconde, Branchages, exceptionnelle, à la fois dans son oeuvre et dans l’histoire de la gravure du XIXème siècle.