8 avril 2020  (Journal des confins).

Désir.

En décembre 1993, une association sportive organise une brocante à la Halle Tony Garnier. La journée est  ensoleillée après une période de grisaille et la ville jouit de sa clarté retrouvée. On se promène entre les stands, à la recherche vague de quelque meuble ou objet de décoration pour la maison, mais je garde un oeil attentif sur les estampes, les cadres, les cartons à dessins… 

Daubigny, Clair de lune à Valmondois, eau-forte, 13,5 x 21,5 cm.
Daubigny, Clair de lune à Valmondois, eau-forte, 13,5 x 21,5 cm.

Alors qu’on va rentrer, dans la dernière allée, fouillant dans une caisse de cadres assez poussiéreux, je tombe devant une eau-forte de Daubigny, Clair de lune à Valmondois, encadrée, dans un bon état de conservation. Important, cela ! Un mauvais état, c’est à dire une tache, un jaunissement, un pli et la gravure perd les trois quarts de sa valeur. Sur le cadre, une étiquette « coté 2000 ».

Je continue de fouiller : en voilà une autre, Soleil couchant, un tirage de la Gazette des beaux-arts que je connais bien, une revue artistique importante, du XIXème siècle;  à chaque livraison (3000 exemplaires environ)  elle offrait à ses lecteurs une ou plusieurs estampes hors texte, qui aujourd’hui ont une valeur toute relative. La marchande s’approche, je fais le naïf.  « Qu’est-ce que c’est ? des reproductions ? des dessins à la plume ? Mais il y a le nom de l’imprimeur ! c’est pas mal, c’est joli, ça ».  Mes mains tremblent, les deux sont une découverte rare, que je n’osais, à l’époque, imaginer. De fil en aiguille, on discute prix.

Il faut avouer que Daubigny et moi, c’est une vieille histoire qui remonte à mes 18 ans : ma petite amie de l’époque était l’arrière petite-fille du peintre, et sur les murs à lambris de la demeure familiale, où j’avais été reçu, trônaient les toiles du maître.

La première, sur papier vergé fin, avec l’adresse d’Alfred Cadart, m’intrigue : à cause de ce que je sais de l’imprimeur, elle ne peut que provenir de L’illustration nouvelle, un album d’estampes paraissant chaque année, et d’un état avant le tirage définitif car ne portant pas le numéro en haut à droite : il y a donc une chance que ce soit une épreuve d’état d’avant tirage définitif. En la quittant, la brocanteuse me dit qu’elle a d’autres estampes dans sa boutique et me laisse sa carte. Finalement, j’emporte les deux pour 900 francs. 

Après vérification dans le catalogue raisonné des gravures de Daubigny (bien sûr il faut en avoir un sous la main ! ), le Clair de lune à Valmondois, dernière estampe produite par le peintre mort en 1877, n’est pas un exemplaire de L’Illustration nouvelle, mais de la Gazette des Beaux-Arts, 1878. Voulant rendre hommage au peintre décédé, la Gazette avait repris la gravure déjà parue l’année précédente dans L’Illustration nouvelle. Seul réconfort à ma déception, tirée sur vergé, sans la mention de la revue, l’épreuve est sans doute d’un état intermédiaire avant l’état final

Où l’on voit donc la folie du collectionneur  d’estampes anciennes : sa naïveté qui lui fait toujours voir la réalité plus belle qu’elle n’est, la toujours insuffisante connaissance des artistes, de leurs oeuvres et de l’histoire de la gravure, le désir de posséder…

 

Difficile aujourd’hui de se représenter ce que valent 900 francs de 1993. Un convertisseur, sollicité sur la toile, donne le chiffre de 197 €. Etait-ce trop cher payé ? Etait-ce une affaire ? Finalement la question est vaine : pour l’occasion, une recherche rapide sur la toile montre un exemplaire identique à 380 € chez un marchand. Mais en salle des ventes, l’estampe trouvera peut-être preneur seulement à 100 €, vue la raréfaction des amateurs. Où est la vraie valeur ?  La seule question qui compte : trouvant cette estampe aujourd’hui, est-ce que je voudrais encore l’acheter ? Pour celle-là, la réponse est oui, alors tout est bien… Pour beaucoup d’autres, c’est moins sûr.