Il avait perdu sa compagne Colette Fizanne, sculpteure, fin décembre. On le savait fatigué et malade. Michel Moskovtchenko, dit Mosko, s’est éteint le 21 mars dernier. Né en 1935, il avait 90 ans. Il s’est éteint à Apt, près de ce Roussillon où depuis 1960, désertant Lyon, il avait élu domicile, préférant la vie sobre et frugale, franche et libre de sa retraite, aux tentations dissipatrices, aux obligations policées et aux convenances sociales de la vie urbaine. Une vie de dessin, de peinture, de gravure, de sculpture.
Artiste ombrageux et solitaire, amer et passionné, il avait connu des périodes heureuses, l’enfance à la campagne, à Violay, où son père était médecin, les premières années d’une jeunesse débordante d’activités, les succès professionnels à la quarantaine; et d’autres douloureuses, le décès de sa mère adorée surtout, figure protectrice et aimante - en 54, il a 19 ans - , et puis les déprimes imprévisibles, les séparations brutales, les brouilles retentissantes : Mosko n’était pas d’un caractère facile.
Je le revois attendant le visiteur faisant les cent pas sous les chênes verts qui abritaient son cabanon, ou bien, dans l’atelier encombré, montrant estampes ou dessins posés sur la table, sa petite face ronde aiguisée de regards, à la vivacité d’oiseau, et d’une vivacité pétillante et calme, non exempte de profondeur ou d’inquiétude.
Dessinateur dans l’âme, il avait commencé très jeune le travail sur papier. Dès l’école primaire, il avait pratiqué ses premiers estampages, et encouragé par une mère à la sensibilité d’artiste, il avait rapidement quitté l’école pour entrer dans un atelier de soierie. Formé parallèlement aux cours du soir des Beaux-Arts de Lyon, puis au Petit Collège, il y avait eu du succès. Ce fut le temps des voyages, des premières expositions, des rencontres amoureuses et artistiques. Mais la vie qu’il mène, riche d’excitations et de mouvements, s’accompagne aussi de périodes d’abattement. Que viennent apaiser les séjours périodiques d’abord, peu à peu constants, dans le Luberon.
Ces années-là sont celles des rencontres, des amitiés fortes, et celle des fondations. De celles qui fondent une pratique. Rencontre de l’artiste allemand H.H. Steffens (1911-2004) qui l’initie à la gravure, de Theimer, qui de formation classique, lui apprend la nécessité de construire, de composer. Et du peintre anglais installé à Lyon, Jim Léon (1938-2002), compagnon de fête. Amitiés fortes, capitales, qui ont résisté au temps.
Rencontre des comédiens du théâtre des Marronniers, Roger Planchon en tête, et de Rajak Ohanian, le photographe de la troupe.
Et des galeristes : le docteur et peintre Henri-André Martin (1918-2004) avec qui il se lie d’amitié, propriétaire de la galerie Malaval que dirige son épouse Anne-Marie, lui propose une première exposition de dessins assez bien accueillie (octobre 61). Paul Gauzit, qui lui maroufle ses grands dessins réalisés sur deux feuilles côte à côte, s’apprête à fonder sa galerie Le Lutrin (1964). Puis Jaques Oudot (1938-2007), autre médecin et peintre amateur et futur adjoint à la culture à la mairie de Lyon dans les années 90, qui le met en relation avec Catherine Tasca, alors à la maison de la culture de Grenoble.
Avec le temps et les efforts, viendront, dans les années 70 et jusqu’à la fin des années 90, les premiers succès et la reconnaissance. Expositions régulières au Lutrin de Gauzit qui le soutient pendant des années; expositions personnelles à Grenoble, à Beaubourg. La critique le tient pour un dessinateur hors pair, et il se plaint qu’on néglige le reste de son travail, la gravure, la peinture, ou la sculpture à laquelle il se met dans les années 80. Jean Clair, le commissaire aussi connu que contesté, le retient pour participer à l’exposition « Le désespoir du peintre » organisée à Jouy-en-Josas, en 1974, et à Grenoble en 1975. Puis pour la « Nouvelle Subjectivité » en 1976, au Centre National d’Art Contemporain (CNAC). Il expose en Belgique, en Suède, en Allemagne. En 1978, le musée des Beaux Arts de Lyon présente ses estampes et dessins, et plus tard, en 1996, le musée de l’Imprimerie… A partir de 2000, il expose sa sculpture.
De cette oeuvre protéiforme, que retenir ? Que Mosko a été un artiste un peu hors de son temps. Contre l’abstraction dominante, il poursuit avec entêtement une figuration attachée à la nature, au paysage, ce qui passe pour une chimère ou au mieux pour une pratique démodée. Sensible à la beauté complexe et parfois torturée des arbres, chênes et oliviers, il a cherché à rendre leur force et leur majesté, eux si solidement ancrés dans le sol et la quasi éternité quand on met en regard la fragilité de l’espèce humaine. Inlassablement, il dessine, peint et grave le paysage sauvage du Luberon, les collines révoltées, les falaises déchiquetées, les rochers ruiniformes, attiré par la dureté de la matière sculptée par le temps, fasciné par les pouvoirs étonnants de suggestion de paysages comme venus d’un big bang originel. Et dans son dessin, sa gravure, sa peinture, c’est un foisonnement, un chaos de traits énergiques, naturellement tourmentés, expression d’une rage explosive, d’où émerge la forme. Avec le temps, dans les années 2000, il s’approche ainsi d’une figuration presque abstraite, aujourd’hui trop méconnue. Pas de figures dans ses paysages. En revanche des dessins de femmes, des nus innombrables. Quand il les grave, elles sont silhouettes vagues émergeant d’un réseau touffu de lignes, formes arrondies presque aussi proches de ses paysages de collines ou des troncs d’arbres.
Sa sculpture qu’on a trop peu vue - arbres, femmes, bustes, masques, vanités, personnages mythologiques ou historiques - est sans complaisance : le sujet, comme dans son dessin et sa gravure, semble à peine sorti du magma originel. Parfois un visage d’une beauté antique sur un corps surchargé d’excroissances, de boursouflures difformes et disgracieuses, mais saisi dans un mouvement juste.
Son parcours illustre finalement celui de beaucoup d’artistes : l’engouement public pour un type d’oeuvres - enfermement difficile à rompre -, la célébrité retirée aussi rapidement qu’elle est donnée, l’assignation à résidence - on n’admet pas qu’il aille exposer à Paris, ni qu’il aille peindre à Roussillon -, l’oubli progressif que des expositions sporadiques, l’âge venant, ne suffisent pas à repousser.
Mais il était artiste, et son travail qui a beaucoup plu et plaît encore un peu, trouvera à coup sûr demain des amateurs. On ne peut prédire ce que l’avenir retiendra de cette oeuvre, mais le cri lancé par Mosko, avec sa force expressive, son outrance primordiale, continuera, d’une manière ou d’une autre, forte ou pianissimo, de se faire entendre.
P.B.